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Convulsions

© Matthieu Edet

Texte Hakim Bah – mise en scène Frédéric Fisbach – Ensemble Atopique II –  à Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines.

En toile de fond la démesure de Sénèque et de sa pièce Thyeste, avec ses protagonistes : Atrée et son épouse Érope, Thyeste frère d’Atrée, dans une dramaturgie construite en séquences par l’auteur guinéen Hakim Bah. Six acteurs à l’avant-scène en guise de prologue, trois femmes et trois hommes, ouvrent le récit et commencent à raconter, sorte de chœur antique. Nous sommes dans une zone indéfinie, sorte d’entre-deux au bord d’un terrain de basket, peut-être.

Séquence 1 – Les femmes restent dans la lumière, les hommes disparaissent, la torture pour toile de fond. On assiste, par les échanges lointains de Thyeste et Atrée à la mise à mort en direct de leur frère dit bâtard. Le descriptif est cru, ils n’épargnent rien. Le récit, transmis par les femmes, passe par la figure du discours rapporté devenant dans l’écriture une ligne narrative, qu’on retrouve à différents moments : « Thyeste dit… Astrée dit… Thyeste dit… Astrée dit… »  La tension dramatique est là, déjà. Un orage se déclare, avec une pluie de mousson qui à plusieurs reprises, ponctue le spectacle. Le langage est poétique, il se répète et revient en écho, lancinant.

Séquence 2 – Les femmes échangent longuement sur le thème de la violence conjugale à travers leurs expériences et sur la montée de cette violence « qu’on ne voit pas venir et qui culpabilise ». Les didascalies racontent, répètent, pénètrent dans le texte, deviennent commentaires. Le narrateur suggère, dialogue, fait des propositions et entre dans l’histoire.

Séquence 3 – On est chez Astrée et Érope, quelqu’un sonne à la porte, Érope ouvre. Entre le voisin, dans une sorte d’état second, fusil de chasse à la main. Il parle par énigmes. « Je pousse votre porte » dit-il léger et tendu. Cloué à son ordinateur et casque sur les oreilles, Astrée s’applique à ne rien voir et à ne rien entendre. Érope seule à bord fait des civilités et invente tous les chemins de traverses possibles pour meubler la conversation. Les coupures de courant deviennent un thème majeur, une invitation à boire, la proposition d’un repas qu’elle part préparer à la cuisine. La scène est assez cocasse. Érope occupe avec talent le terrain, tentant de faire diversion et de détendre l’atmosphère, espérant qu’Atrée viendra à son secours, car le ton monte. A la question banale du « Comment va votre femme » qu’elle lance poliment à l’homme, l’aveu : « Elle est morte…. Je l’ai tuée… » Et tandis qu’elle prépare le repas, le voisin s’approche d’Atrée, l’accuse d’adultère avec sa femme, et le menace. « Je vais encore tuer » annonce-t-il. Passage de relais dans les rôles d’Érope, du voisin et du narrateur, au risque de se perdre dans les personnages, mais qu’importe ? Empoignades entre les deux hommes. Le voisin ici se superpose à Thyeste, la tension augmente et la tragédie se poursuit. Un malheur n’arrivant jamais seul, Thyeste séduit Érope. Les deux frères se déchirent. « Atrée dit…. Thyeste dit… » Atrée se venge et envoie Thyeste en exil.

Séquence 4 –  Atrée promet à Érope les Amériques. Le jeu de la naturalisation américaine – avec speakerine en robe rose pailletée – comme une roue de la fortune tourne en leur faveur. On les retrouve dans la salle des visas, au consulat, attendant les résultats de l’analyse ADN demandée sur l’enfant qui entretemps est né, pour l’obtention des visas. Quand ils tombent, le déni de paternité précipite Atrée dans une rage sauvage et une violence destructrice. Il torture Érope jusqu’à l’extrême, et ayant rappelé d’exil son frère, lui en fait le récit détaillé.

Séquence 5 – La pseudo réconciliation préméditée autour d’un banquet rejoint le tragique, anthropophagie en plus. Astrée avoue à Thyeste que ce merveilleux plat de viande servi et dégusté est en fait son enfant, car Thyeste est désigné comme géniteur. La tragédie pourrait pourtant vite se changer en tragi-comédie comme le sable en or, dans une version shakespearienne de Titus Andronicus. Le consulat américain en effet vient s’excuser de son erreur dans la transmission des résultats ADN. Atrée est confirmé comme père. L’auteur brouille les pistes et justifie la violence. Il emmène le spectateur de trous d’air en turbulences, aime à le perdre entre changements de rôles et de points de vue, joue entre guerre et paix.

Avec Convulsions, qui a obtenu le Prix RFI/Théâtre en 2016, le jeune dramaturge Hakim Bah, poète et nouvelliste, livre la troisième pièce issue de sa trilogie, les deux précédentes étant Ticha, Ticha qui s’inspire entre autres de Médée, et La Nuit porte caleçon évoquant les rapports de force et de pouvoir. Hakim Bah présente en France son travail théâtral depuis 2012. La force de ses textes a très vite été repérée par les opérateurs culturels issus de l’espace francophone : Les Francophonies de Limoges, Le Tarmac, Écritures en partage, Radio France Internationale. Le Tarmac l’a accompagné à diverses reprises et encore en novembre dernier, en présentant sa pièce Fais que les étoiles me considèrent davantage, un conte philosophique et récit d’aventures, dans une mise en scène de Jacques Allaire. Tous ses textes plongent dans la violence des rapports humains comme élément dramatique et Convulsions, n’y échappe pas. Le texte est d’une grande puissance poétique.

Le spectacle a été joué l’été dernier, dans le cadre du Festival Avignon Off. La mise en scène de Frédéric Fisbach, dans son invention du présent, met en relief l’écriture et les acteurs, tous d’horizons différents, dans une sensibilité collective où chacun s’invente et trouve sa place. Les rapports entre eux sont horizontaux, vivants, ludiques malgré la tragédie, et gardent quelque chose de primitif dans l’agitation violente et le trouble soudain contenus dans chaque ligne du texte.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2019

Avec Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel, Marie Payen – Dramaturgie Charlotte Lagrange – scénographe Charles Chauvet – créatrice lumière Léa Maris – créatrice son Estelle Lembert – assistant à la mise en scène Imad Assaf – Le texte est édité par Théâtre Ouvert/éditions Tapuscrits, co-édition RFI.

Du 18 janvier au 9 février 2019 : Théâtre Ouvert / Centre national des dramaturgies contemporaines, 4 bis, cité Véron, 75018 – Métro : Pigalle – Tél. : 01 42 55 55 50 – Site : www.theatre-ouvert.com

 

Et Dieu ne pesait pas lourd

© Pascal Gely

Texte Dieudonné Niangouna, mise en scène et interprétation Frédéric Fisbach

Un homme seul, en colère, sur un grand plateau de théâtre. C’est Anton. Comme Sisyphe, il pousse son rocher. Il philosophe, règle ses comptes et brouille les pistes. Il se pense acteur. Son raisonnement est volatile, comme sa pensée. Des bribes nous parviennent de l’homme aux prises avec l’humanité, en lutte avec lui-même. « Chacun dans sa solitude est un roc » dit-il.

Ce bavard décalé, quasi retiré du monde, par choix, ou par obligation, a le verbe haut. Il lance une adresse au public avec véhémence, organise son espace, et déplace ce qui pourrait ressembler à une cage de but en football crachant une lumière qui contraste avec la pénombre dans laquelle il se trouve. Est-il ballon, gardien de but, spectateur, arbitre, ou simple joueur ? Contre qui ce match, le monde qui danse sur une jambe, la terre bleue comme une orange, comme le dit Eluard ? Au fil d’une conversation débridée et plutôt abstraite il convoque des rencontres et provoque Dieu, les services secrets américains, des geôliers djihadistes, la banlieue, les totalitarismes, la mondialisation, et tout ce qui ne tourne pas rond. « Je cherche à vous donner des raisons de ne pas me tuer… »

Ce texte, Et Dieu ne pesait pas lourd, est né de la rencontre entre Dieudonné Niangouna, auteur, acteur et metteur en scène travaillant entre le Congo Brazzaville son pays et la France, et Frédéric Fisbach, concepteur de spectacles, ici acteur et metteur en scène. Il dit leur colère partagée du monde d’aujourd’hui, avec insolence, sarcasme et provocation. Il est comme la lave sortant du volcan. « On ne peut pas parler de démocratie avec vous. Je dis ce que je pense »

Le texte est rugueux, le regard de Dieudonné Niangouna sur le monde ressemble à un dessin à la Charlie. Frédéric Fisbach dans sa rencontre avec l’auteur parle de ce qui l’a séduit : la matière de l’écriture. Il porte avec vérité et passion un texte qui parle de la dérive du monde, dans lequel Dieu ne pèse vraiment pas lourd.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2018

Dramaturgie Charlotte Farcet – collaboration artistique Madalina Constantin – scénographie Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars – lumière Kelig Le Bars – son John Kaced – vidéo John Kaced et Etienne Dusard.

Du jeudi 11 au dimanche 28 janvier – MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro ligne 5 – Station Bobigny Pablo Picasso. En tournée : du 4 au 6 avril 2018, Comédie de Saint-Etienne, CDN – Automne 2018 Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille – Automne 2018 Théâtre de l’Union, CDN du Limousin.